Article fondateur, Légende chrétienne antique

L’Apôtre et la courtisane : Acté ou Poppée ?

Une homélie du Père de l’Eglise Jean Chrysostome (env. 349-407), contenue dans ses Homélies sur les Actes (Homélie 46, sur Actes 21:18-19), rapporte un fait surprenant : Paul aurait conduit à Christ l’échanson et la concubine de l’Empereur Néron. Chrysostome fait certainement écho à une légende populaire de son époque. Concernant la concubine impériale, la légende va plus loin en affirmant que Paul l’aurait convaincue de renoncer à sa vie de courtisane pour une vie de chasteté, une idée évidemment anachronique puisque l’idéal de chasteté chrétienne n’existait pas à l’époque apostolique, mais est bien plus tardif.

Les origines de la légende concernant l’échanson de l’Empereur ne sont pas difficiles à trouver : dans les Actes (apocryphes) de Paul, Patrocle, l’échanson de Néron, meurt en tombant par la fenêtre alors qu’il écoutait Paul, puis Paul le ressuscite et il se convertit. Cet épisode fait de toute évidence écho à la résurrection d’Eutychus en Actes 20, mais les Actes de Paul, de même que les autres Actes apocryphes de la même époque, n’ont aucun fondement historique et n’ont jamais bénéficié d’aucune autorité dans l’Eglise.

Mais qu’en est-il de la concubine de Néron ? Les Actes de Pierre, également apocryphes, racontent que l’Apôtre Pierre a conduit à Christ plusieurs concubines du roi Agrippa. Chrysostome ne précise pas l’identité de cette concubine. La plupart des courtisanes étaient originaires de la partie orientale de l’Empire et avaient donc des aspirations mystiques que la religion civile romaine ne satisfaisait pas, ce qui pouvait constituer une porte ouverte à l’Evangile. Deux femmes sont souvent proposées : Claudia Acté ou Poppée.

Une précision s’impose : l’époque de Néron nous est connue surtout par trois historiens romains, Tacite (Annales), Suétone (Vie des douze Césars) et Dion Cassius (Histoire romaine), qui appartenaient à une classe aristocratique hostile à l’Empereur et avide de renforcer les pouvoirs du Sénat contre celui-ci. Il y a donc dans leur œuvre une grande part de propagande visant à noircir la mémoire des Empereurs. Suétone, surtout, est connu pour reprendre des ragots sans les vérifier.

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Claudia Acté, interprétée par Rosalie Crutchley dans Quo Vadis

Dion Cassius nous apprend qu’Acté était une esclave affranchie originaire d’Asie, devenue la maîtresse de Néron, qui voulait l’épouser malgré qu’elle n’était pas de sang noble. Tacite raconte que la liaison entre Néron et Acté fut favorisée par Sénèque (dont une légende de la même époque a également fait un chrétien secret, voir cet article), soucieux de soustraire l’Empereur à l’influence d’Agrippine, sa mère, avec qui il entretenait une relation incestueuse. Sérénus, le favori de Sénèque, se faisait passer pour l’amant d’Acté afin de cacher sa relation avec Néron à son épouse Octavie. On sait que des esclaves d’Acté étaient chrétiens et ceux qui pensent qu’elle l’était également affirment généralement que, restée sensible à leur situation du fait qu’elle était elle-même une ancienne esclave, elle se serait convertie par eux. Ce serait surprenant : beaucoup d’affranchis aisés de cette époque possédaient eux-mêmes des esclaves et n’étaient pas plus proches d’eux que les autres maîtres. Supplantée par Poppée, elle fut renvoyée du palais (à moins que, comme le voudrait la légende, ce n’ait été cause de sa conversion, parce qu’elle se refusait à présent à l’Empereur ?) Suétone rapporte qu’après le suicide de Néron, elle a contribué financièrement à ses funérailles. Ce geste surprenant, envers un amant qui l’avait pourtant rejetée, a beaucoup contribué à la légende qui a fait d’elle une chrétienne secrète. Dans le roman et le film Quo vadis, dont l’action se déroule à cette époque, Acté, chrétienne, est même présente lors à la mort de Néron et tente de l’empêcher de mettre fin à ses jours.

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Poppée, interprétée par Patricia Laffan dans Quo vadis

Qu’en est-il de Poppée ? Issue d’une famille aristocratique originaire de Pompéi, elle fut d’abord l’épouse d’Othon et la maîtresse de Néron, avant de divorcer de son mari pour épouser l’Empereur après le renvoi d’Octavie pour stérilité. Elle donne à Néron son unique enfant, une fille, qui meurt après quatre mois, puis meurt elle-même en 65 alors qu’elle était enceinte, tuée par Néron selon Suétone, des complications de sa grossesse pour la plupart des historiens modernes. Tacite, Suétone et Dion Cassius la décrivent comme une femme cruelle, avide de pouvoir et prête à toutes les manigances pour arriver à ses fins ; ce serait notamment elle qui a poussé Néron à tuer sa mère. L’historien juif Flavius Josèphe la présente sous un jour très différent : il affirme qu’elle « craignait Dieu » (une expression employée pour les non-Juifs qui croyaient au Dieu d’Israël sans aller jusqu’à se convertir pleinement au judaïsme) et a influencé l’Empereur en faveur des Juifs. Certaines sources chrétiennes font d’elle l’instigatrice de la persécution des chrétiens sous le règne de son mari. Au fil des siècles, la légende a exacerbé la rivalité entre les deux femmes, faisant d’Acté la vertueuse une figure de l’Eglise chrétienne et de Poppée la perverse une représentante des Juifs. L’idée que la « concubine chrétienne » de Néron serait en fait Poppée n’est apparue que récemment et se base essentiellement sur le témoignage de Josèphe. On sait qu’à cette époque, les premiers chrétiens étaient souvent assimilés aux Juifs par les Romains, mais on voit mal un Juif pieux comme Josèphe, qui plus est proche des cercles du pouvoir, faire cette confusion !

Le plus probable est que ni Acté, ni Poppée, ni aucune autre des (nombreuses) amantes de Néron n’étaient chrétiennes et que la citation de Chrysostome n’est fondée que sur une légende tardive.

En revanche, un siècle plus tard, des sources chrétiennes rapportent qu’une autre courtisane du palais impérial, Marcia, la maîtresse de l’Empereur Commode, était chrétienne et usait de son influence pour soutenir la communauté chrétienne de la ville de Rome, ainsi que le rapportent les auteurs chrétiens de cette époque. Vous pouvez découvrir son histoire dans cet article.

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