Christianisme et culture païenne

Œdipe roi, de Sophocle : la quête du véritable soi

« Connais-toi toi-même » : telle est la devise inscrite au frontispice du temple d’Apollon, à Delphes, et reprise par le grand philosophe athénien Socrate. Aucun homme n’incarne aussi bien cette devise qu’Œdipe, le héros de la tragédie Oedipe roi, de Sophocle, dont la vie entière est une énigme qu’il s’acharne à résoudre. Dans cette pièce, généralement considérée comme la meilleure de toutes les tragédies, Sophocle met en scène un seul jour dans la vie d’Œdipe, au cours duquel tous les mystères de son existence sont révélés l’un après l’autre. Dans cet article, de notre série sur les tragédies à la lumière de l’Evangile, nous découvrirons cette tragédie.

L’intrigue

Œdipe est le fils du roi Laïos, de Thèbes, et de son épouse Jocaste. Avant sa naissance, un oracle annonce à Laïos qu’il aurait un fils qui tuerait son père et épouserait sa mère. Pour échapper à cette funeste prophétie, Laïos fait exposer l’enfant Œdipe à sa naissance. Cependant, le serviteur chargé de l’abandonner en montagne le confie à un berger de Corinthe, qui le ramène dans sa ville. Là, il est adopté par Polybe et Mérope, le roi et la reine de Corinthe. Le jeune Œdipe grandit sans rien savoir de ses origines.

Jeune adulte, troublé par un homme de la cour qui lui a dit qu’il n’est pas le fils de Polybe, Œdipe se rend à Delphes afin de consulter l’oracle d’Apollon pour connaître la vérité. L’oracle ne répond pas à sa question, mais lui annonce qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Effrayé, il décide de ne pas retourner à Corinthe pour éviter que l’oracle ne s’accomplisse, puisqu’il croit toujours que Polybe et Mérope sont ses vrais parents.

Œdipe et le sphinx

Sur la route, à un carrefour, Œdipe rencontre un vieillard sur un char. Ils se disputent la priorité et Œdipe tue le vieil homme… sans savoir qu’il s’agit de Laïos, son père. Il continue sa route et arrive à Thèbes, où il rencontre le sphinx, un monstre avec un corps de lion, des ailes d’aigle et une tête de femme, qui tient la ville en otage. Le sphinx demande à tous les passants de répondre à une énigme, puis dévore tous ceux qui échouent. Son énigme : « Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? » Œdipe trouve la réponse : c’est l’homme, qui, enfant, marche à quatre pattes, adulte, se tient debout sur ses jambes, puis, devenu âgé, s’appuie sur un bâton. Le sphinx, dépité, se jette du haut de la falaise. A un niveau plus profond, la réponse à l’énigme n’est pas l’homme en général, mais un homme, Œdipe lui-même.

Pour le remercier de les avoir délivres du sphinx, les Thébains le choisissent comme nouveau roi de Thèbes et lui donnent pour épouse Jocaste, la veuve de l’ancien roi qui vient de mourir… et sa mère.

Œdipe et Jocaste auront quatre enfants : deux fils, Etéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène.

La tragédie de Sophocle se déroule plusieurs années après, en une seule journée où Œdipe découvre la vérité. Au début de la pièce, les Thébains viennent vers lui pour le supplier de les délivrer de la terrible épidémie de peste qui frappe la ville. Puis, Créon, le frère de Jocaste, qu’il avait envoyé consulter l’oracle de Delphes, revient et annonce que pour mettre fin à l’épidémie, les Thébains doivent chasser le meurtrier de Laïos, qui demeure parmi eux. Ironiquement, Œdipe promet de tout faire pour trouver ce meurtrier, comme si Laïos était son propre père.

Ensuite, le devin aveugle Tirésias se présente devant le roi, qui lui ordonne de lui révéler le nom du coupable. Tirésias refuse d’abord de répondre, mais, lorsqu’Œdipe l’accuse de complicité du meurtre, il lui annonce que l’homme qu’il recherche, c’est lui-même.

Au cours de l’enquête qui suit, Œdipe interroge un serviteur qui a été témoin de la mort de Laïos. Ce serviteur s’avère être le même qui était chargé d’abandonner le fils de Laïos et Jocaste. Pendant l’interrogatoire, un messager arrive de Corinthe, pour annoncer que Polybe vient de mourir et inviter Œdipe à être couronné roi de Corinthe. Le messager est le même serviteur qui a recueilli Œdipe nouveau-né. Les deux hommes se reconnaissent aussitôt et avouent tout.

L’insupportable vérité est enfin révélée : Œdipe est lui-même la cause de la peste, le meurtrier de son père et l’époux de sa mère ! Désespérée, Jocaste se suicide. Œdipe se crève les yeux avec les broches de la robe se da mère-épouse, puis il supplie Créon de le chasser de la ville. La peste cesse, tandis qu’Œdipe, aveugle, entame de longues années d’errance et de misère.

Perspectives évangéliques

Alors que le personnage d’Œdipe, un homme prédestiné par les dieux à tuer son père et épouser sa mère, n’est a priori pas le plus approprié pour une mise en scène grandiose, l’intrigue proposée par Sophocle nous le rend sympathique et nous donne de la compassion pour lui. Ce n’est pas l’histoire d’un misérable qui a commis deux crimes odieux, mais d’un homme respectable qui découvre tard dans sa vie qu’il a commis ces crimes sans le savoir. La plus grande qualité de cet homme est son amour de la vérité, qu’il tient à découvrir entièrement, si terrible soit-elle pour lui-même. Après tout, la Bible dit : « La gloire de Dieu, c’est de cacher les choses ; la gloire des rois, c’est de sonder les choses. » (Proverbes 25:2)

Cet attachement à la vérité est motivé par son amour pour sa ville, Thèbes, et pour les Thébains, qu’il veut sauver à tout prix. Lorsque la vérité éclate enfin, il n’hésite pas à s’exiler lui-même, bouc émissaire volontaire pour ses compatriotes, afin de mettre fin à l’épidémie qui les frappe.

Œdipe se sacrifie volontairement pour sauver son peuple de la peste, parce qu’il sait et accepte qu’il est coupable, même si ses fautes étaient inconscientes. Christ, lui, se sacrifie volontairement pour sauver l’humanité entière de la plaie du péché, alors qu’il est innocent, parfait et pur. Œdipe est un bouc émissaire humain, tandis que Christ est l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde.

Lorsqu’Œdipe se crève les yeux, c’est paradoxalement dans son aveuglement qu’il se voit réellement tel qu’il est. De même, c’est lorsque nous prenons conscience de notre péché et nous en repentons, que Dieu nous donne une nouvelle vie.

Après une longue vie d’errance, Œdipe, venu en suppliant à Athènes (comme Oreste dans Les Euménides), sera finalement absous. Sophocle met en scène cet épisode dans une autre tragédie, Oedipe à Colone. Pour le tragédien athénien, il s’agit de présenter sa ville comme la patrie d’accueil de tous les exclus, qui y trouvent la paix et la restauration. Là encore, pour le lecteur chrétien, Athènes préfigure la cité de Dieu, la Jérusalem céleste, où tous les pécheurs rachetés demeureront éternellement et où il n’y aura plus « ni deuil, ni cri, ni douleur ».

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